N’allons pas trop vite dans le PARADIGM

Dans ses recommandations de 2016, la Heart Failure Association (HFA) – filiale de l’European Society of Cardiology – proposait de traiter par SACUBITRIL/VALSARTAN (S/V) les patients restant symptomatiques en dépit d’un traitement bien conduit par inhibiteur de l’enzyme de conversion (IEC), bétabloquant (BB) et éventuellement antagoniste des récepteurs minéralocorticoïdes (ARM) (SPIRONOLACTONE ou EPLERENONE). Il s’agissait d’une recommandation de classe 1 (« il est indiqué/recommandé de le faire ») et d’un niveau de preuve B (puisqu’à cette date seul l’essai randomisé PARADIGM-HF avait été publié). Cette recommandation suivait le design de l’étude PARADIGM-HF. Pour mémoire, cette étude publiée en 2014 a montré qu’un traitement par S/V faisait mieux que l’ENALAPRIL chez des patients ayant une insuffisance cardiaque avec une FEVG inférieure à 35%, symptomatiques sous traitement maximal toléré. La publication de cette étude avait été un évènement puisqu’il s’agissait de la première étude positive avec une nouvelle classe thérapeutique depuis 15 ans, jouant sur une voie métabolique différente de celles ciblées jusque là. A l’approche des nouvelles recommandations rendues publiques à l’heure où j’écris ces lignes (ou peu s’en faut), de nombreuses personnes ont proposé au cours des derniers mois de prescrire le S/V d’emblée, sans passer par la phase de traitement préalable par un IEC, au motif que cette première étape serait une perte de chance compte tenu de l’efficacité majeure du S/V. Le mouvement a été initié outre-atlantique par certains KOL (key opinion leaders) ayant participé aux études initiales autour du S/V (et qui ne sont évidement pas neutres quand à leur rapport avec Novartis, qui commercialise le produit). La proposition n’est pas anodine, puisqu’ignorer les critères pharmacologiques d’inclusion multiplie par 3 le nombre de patients éligible à un traitement par S/V (voir ici).

L’un des principaux arguments avancé est que l’ENALAPRIL diminuant les évènements et la mortalité par rapport au placebo, alors, comme le S/V diminue les évènements par rapport à l’ENALAPRIL, le S/V est forcément supérieur au placebo chez un patient naïf de traitement. Si ce syllogisme semble évident, il est pourtant faux puisque les populations étudiées et les design des études sont différents (voir tableau ci-dessous), et que par ailleurs le prétraitement par IEC induit des modifications neuro-hormonales qui sont peut être indispensables pour avoir une efficacité optimale du S/V.

 SOLVD-treatmentPARADIGM
Année19912015
NYHAI-IV
(85% en classe II-III)
II-IV
(95% en classe II-III)
Population étudiée2.569 patients
âge médian : 61 ans
femmes : 20%
cardiopathie ischémique : 70%
FEVG initiale : 25%
8.399 patients
âge médian : 63 ans
femmes : 22%
cardiopathie ischémique : 60%
FEVG initiale : 29%
Critères d’inclusionSignes et symptomes d’IC
FEVG < 35%
Signes et symptomes d’IC
FEVG < 35%
BNP > 150 pg/ml ou NT-proBNP > 600 pg/ml
(chiffres inférieurs en cas d’hospitalisation dans l’année)
Sous IEC+BB (+ARM si cliniquement indiqué)

Phase de run-in (20 mg d’ENALAPRIL puis 100 mg et 200 mg de S/V)
MoléculesENALAPRIL vs placeboSACUBITRIL/VALSARTAN vs ENALAPRIL
Dose de départ5 mg x2/j
(2,5 mg x2/j en cas d’hyponatrémie ou d’insuffisance rénale marquée)
S/V 50 mg x2/j vs 2,5 mg x2/j
Dose cible10 mg x2/jS/V 200 mg x2/j vs 10 mg x2/j
Dose médiane atteinte16,6 mg S/V : 375 +/- 71 mg
ENALAPRIL : 18,9 +/- 3,4 mg
Patients à pleine dose49 %Non précisé
Critère primaireMortalité totale
Contrôle 39%
Traitement : 35%
RRR 16% ; p=0,003
Décès de cause cardiovasculaire ou première hospitalisation pour insuffisance cardiaque
S/V : 21,8%
Enalapril : 26,5%
RRR 20% ; p<0,001  
NNT2527
Suivi médian41 mois27 mois

Si SOLVD-treatment et PARADIGM-HF sont proches, elles ne sont pas comparables. Dans SOLVD, l’ENALAPRIL démontre une efficacité sur la mortalité totale, alors que ce n’est qu’un critère secondaire dans PARADIGM-HF, dont le suivi est plus court d’un tiers et les patients moins sévères. En revanche, le bénéfice du S/V se fait chez des patients déjà sous traitement (BB pour 93% des patients, IEC ou ARA2 chez 100% des patients et ARM chez 55 % des patients), ce qui est plus difficile à obtenir que pour l’ENALAPRIL dans SOLVD-treatment, où les patients n’étaient traités que par digitaliques et diurétiques (pour l’histoire des IEC dans l’insuffisance cardiaque, vous pouvez lire ce billet). Mais même sous traitement, les patients inclus dans PARADIGM-HF étaient symptomatiques, avec élévation persistante des peptides natriurétique. Qu’en est-il de l’efficacité du S/V chez des patients équilibrés, asymptomatiques et ayant des peptides natriurétiques normalisés sous traitement « à l’ancienne » ? A ma connaissance aucune étude n’a été réalisée dans cette population (et ne le sera probablement jamais) : difficile d’améliorer le pronostic de patients bien traités, équilibrés et asymptomatiques… Leur risque absolu est faible et l’amélioration relative apporté par le S/V en remplacement de l’ENALAPRIL se traduirait par un bénéfice absolu famélique (pour un coût important).  

Autre particularité de PARADIGM-HF, la phase de run in précédant la randomisation. Les patients ne pouvaient être inclus que s’ils toléraient 20 mg d’ENALAPRIL pendant 2 semaines puis 100 et 200 mg de S/V pendant 4 à 6 semaines. Si ce design a été fait pour ne pas risquer une étude négative en raison d’intolérances médicamenteuses trop fréquentes (ce qui, compte tenu du coup phénoménal des essais randomisés peut se comprendre), il induit de fait la sélection de patients particuliers. En effet, les patients qui n’ont pas toléré l’IEC ou le S/V avaient une pression artérielle plus basse, un DFG plus bas, un NT-proBNP plus élevé, plus fréquemment une cardiopathie ischémique, tableau dessinant des patients plus graves que ceux finalement inclus dans PARADIGM-HF. Les auteurs de cette étude peuvent bien affirmer que l’inclusion de ces patients ne changerait pas les résultats de PARADIGM-HF sur la base de simulations statistiques, la question n’est pas tant celle-ci que de connaitre l’efficacité du S/V chez ces patients, ce qui n’est possible qu’avec un essai randomisé conduit dans cette population particulière. Ceci veut pas dire que le S/V ne fonctionnerait pas dans cette population plus grave, mais que la supériorité du S/V titré à pleine dose ne peut être assurée puisque ces patients ne sont pas inclus. Comme pour l’ASPIRINE en prévention primaire à laquelle certains voudraient encore trouver une utilité chez les patients à haut risque, je lis souvent qu’on pourrait proposer le S/V d’emblée aux patients les plus sévères. C’est oublier que ce sont justement ceux qui n’ont pas été inclus dans PARADIGM en raison d ‘une intolérance en phase de run in. Pour la moitié des patients exclus, c’était en raison d’une intolérance au S/V du fait d’hypotension artérielle ou d’une dégradation de la fonction rénale, alors qu’ils avaient toléré l’ENALAPRIL. Vaut-il mieux une faible dose de S/V ou une pleine dose d’IEC ? Je n’ai pas la réponse.

Autre type de patients graves pour lesquels un traitement précoce par S/V a été proposé, alors qu’ils n’étaient pas inclus dans PARADIGM-HF : les patients hospitalisés. Dans cette population, l’étude PIONEER HF montre un effet bénéfique du S/V initié en hospitalisation en comparaison de l’ENALAPRIL, mais sur un critère de jugement intermédiaire (meilleure évolution du NT-proBNP sous S/V que sous ENALAPRIL) déjà pris en défaut à plusieurs reprise (et notamment avec PARAGON). Comme il existe un bénéfice sur des critères cliniques secondaires à distance de l’hospitalisation, le raccourci a été vite fait de considérer que le S/V doit être initié en phase hospitalière, que le patient soit ou non sous IEC à l’entrée ; c’est un raccourci méthodologiquement erroné (l’histoire de l’ASPIRINE en prévention primaire démontrant – encore une fois et entre autres exemples – pourquoi). Au passage, dans aucun des articles ou supplementary materials relatifs à l’étude PIONNEER je n’ai trouvé les doses moyennes de S/V et ENALAPRIL ; peut-être ai-je mal cherché… L’étude PROVE-HF est censée apporter la preuve indirecte que cette baisse du NT-proBNP est pertinente au plan clinique, puisqu’il existe une corrélation entre baisse du NT-proBNP et amélioration des paramètres échocardiographiques. Mais il n’y a aucun groupe contrôle pour pouvoir comparer avec ce qu’il se passerait sous traitement par IEC. Par ailleurs, la baisse des peptides natriurétiques ou l’amélioration de la FEVG ne sont pas des fins en elles-mêmes mais seulement corrélées à un meilleur pronostic. Ce diptyque PIONEER-HF et PROVE-HF ne saurait remplacer une étude randomisée avec un critère de jugement clinique. Dans TRANSITION, la même proportion de patients atteint la dose maximale 10 semaines après l’hospitalisation, que le traitement soit initié pendant l’hospitalisation ou après la sortie. Certains ont analysé cette étude comme la démonstration qu’on peut initier le S/V sans problème pendant le séjour hospitalier ; elle peut aussi illustrer le fait que ça ne sert à rien de se précipiter.

L’argument le plus important avancé en faveur de l’initiation d’emblée du S/V (dans le cadre d’un traitement par BB+ARM+S/V+SGLT2i) est une étude utilisant un modélisation mathématique réalisée à partir de 3 essais randomisés. Les auteurs estiment à partir de cette analyse que la quadruple association devrait être initiée d’emblée car porteuse d’un bénéfice majeur en comparaison du traitement standard par IEC+bétabloquant. Il ne s’agit en rien d’une démonstration mais d’une suggestion basée sur une simulation mathématique. C’est une simple hypothèse qui devrait être évaluée dans un essai randomisé. Les ARM sont déjà un traitement de référence de l’insuffisance cardiaque avec une FEVG inférieure à 35% depuis que RALES – publiée en 1999 – a démontré que l’adjonction de SPIRONOLACTONE au traitement de base par IEC+BB permettait de diminuer la morbimortalité ; on comprend donc difficilement pour quoi les auteurs n’ont pas comparé BB+ARM+S/V+SGLT2i à BB+ARM+IEC ni pourquoi ils n’ont pas choisi la SPIRONOLACTONE comme comparateur plutôt que l’EPLERENONE. En outre, il est probable que les effets considérés comme additifs dans ces modèles soient moins importants en vie réelle en raison des interrelation entre les voies métaboliques. Et comme je le disais plus haut, les essais sont difficile à comparer en raison de population, design, traitement, critères de jugement et époques différentes. Enfin, toxicité et effets secondaires n’ont pas été pris en compte, ce qui est très discutable pour évaluer une balance bénéfice-risque (surtout quand on sait ce qui s’est passé après la publication de RALES) et biaise le jugement en faveur de la quadrithérapie (sans compter les coût des traitements par S/V et SGLT2i en comparaison de classes pharmacologiques largement génériquées). Les auteurs considèrent que leur modèle mathématique est suffisant pour s’affranchir d’essais randomisés, ce qui est une antienne régulière mais extrêmement dangereuse (la pandémie à SARS-CoV-2 ayant démontré encore une fois que modèles mathématiques et simulations de traitement ne remplaceront jamais un essai randomisé bien conduit, seul à même de démontrer l’efficacité d’une stratégie thérapeutique)

Jusqu’à cette année il fallait bien s’en remettre à des succédanés pour savoir s’il était pertinent d’initier d’emblée un traitement par S/V plutôt que d’en passer par un traitement par IEC. Mais lors du congrès de l’American College of Cardiology en mai dernier, ont été présentés les résultats d’une étude ayant comparé l’effet du S/V par rapport à un IEC chez des patients naïf de traitement, ayant une altération de la FEVG, et à haut risque de complication : l’étude PARADISE-MI. Et cette étude est neutre : le S/V ne fait pas mieux que le RAMIPRIL. En l’absence de publication à ce jour, il est difficile de réfléchir et de fournir des explications (je m’attends d’ors et déjà au twist dans l’article pour faire ressortir un critère de jugement secondaire…) , et le post-infarctus immédiat n’est pas tout à fait le même modèle physiopathologique que l’insuffisance cardiaque chronique – il se rapproche néanmoins de l’insuffisance cardiaque aiguë. Mais force est de constater que dans le premier essai randomisé avec critère de jugement clinique analysant l’administration de S/V chez des patients naïfs de traitement par IEC, le S/V ne fait pas mieux qu’un bon vieil IEC.  

J’ai une vision conservatrice de la pratique médicale (au sens « Medical Conservative » de Prasad & Mandrola, pas au sens politique du terme). Et ce que je vois ce dessiner est exactement ce que je redoute et ce sur lequel j’essaie de rendre attentif celles et ceux qui me lisent : l’implémentation de pratiques médicales sans fondement rigoureux (lisez Ending Medical Reversal si vous ne l’avez pas fait). Ainsi

  • le S/V est un traitement fondamental de l’insuffisance cardiaque à FEVG réduite et il doit être proposé à tout patient toujours symptomatique sous traitement par IEC+BB+ARM.
  • il n’y a à ce jour pas de place pour un traitement d’emblée par S/V chez un patient ayant une insuffisance cardiaque à FEVG altérée, que ce soit en phase chronique ou lors d’une décompensation.
    • Débuter par un IEC permet de réduire de manière substantielle la morbi-mortalité cardiovasculaire
    • A ce jour aucune étude clinique bien menée n’indique qu’il y a une perte de chance pour les patients à ne proposer le S/V qu’après une première phase sous IEC ou que le S/V initié sans prétraitement par IEC est supérieur aux IEC…
    • Un certain nombre de patient va s’améliorer substantiellement sous BB+IEC+ARM, rendant le S/V inutile. A ce propos, à partir du moment où le critère « FEVG d’inclusion » est passé à « <35% », dans PARADIGM-HF, l’ensemble des patients aurait dû être sous ARM ; et les recommandations de 2016 précisent bien que le S/V est indiqué chez les patients symptomatiques sous IEC+BB+ARM. Les ARM sont bien trop souvent oubliés alors que leur efficacité est largement démontrée
    • Les patients les plus graves sont en fait ceux qui avaient le plus de risque de ne pas tolérer les fortes doses de S/V et il n’est donc pas du tout sûr que « les patients les plus graves sont évidement les plus à même de bénéficier du S/V d’emblée »
  • la décompensation cardiaque est indubitablement un marqueur d’échappement thérapeutique invitant à intensifier le traitement de fond de l’insuffisance cardiaque. C’est un signal fort pour modifier un traitement par IEC pour passer à du S/V mais certainement pas pour débuter le S/V chez un patient naïf de traitement. En outre si l’introduction au cours de l’hospitalisation permet d’assurer la poursuite du traitement en ambulatoire, ce n’est pas le gage d’une titration thérapeutique réussie (voir mon billet sur le sujet de la phase post-hospitalière)
  • les difficultés à assurer un traitement optimal des patients insuffisants cardiaques en raison de l’inertie thérapeutique ne saurait être levée par le simple remplacement d’une classe thérapeutique par une autre. L’optimisation du traitement de fond est une tache difficile qui demande une réflexion profonde sur le parcours de soins des patients et les relations entre professionnels de santé. Ce traitement sous-optimal fait probablement bien plus pour le mauvais pronostic des patients que l’hypothétique intérêt à prescrire d’emblée du S/V. Mais c’est assurément bien plus difficile à gérer qu’écrire une ligne sur une ordonnance.
  • aucune simulation mathématique ou hypothèse physiopathologique « évidente » ne saurait justifier la mise en place de pratiques à grande échelle sans une évaluation rigoureuse qui passe obligatoire par un essai randomisé en double aveugle avec critère de jugement clinique robuste. Ca peut paraitre lourd, mais c’est le gage d’une prise en charge qui ne mettra pas en danger les patients.

2 réflexions au sujet de « N’allons pas trop vite dans le PARADIGM »

  1. Bonjour et merci pour cet article
    J’aurais deux questions
    – qu’en est il d’IEC vs ARA II dans cette stratégie thérapeutique? Pour les patients qui sont déjà sous bloqueur pour Nephro protection, faites-vous un switch du coup ?
    – dans la phrase, les essais randomisés sont la seule façon de démontrer l’efficacité , n’omettez vous pas d’inclure les essais en vie réelle et/ou issus des bases de données comme ce que fait REPEAT (Harvard) ou Sentinelle, qui permet d’éviter un certain biais de sélection.
    Merci

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    1. Les ARA2 sont moins efficace dans l’insuffisance cardiaque à FEVG altérée, et c’est également le cas dans l’HTA où les IEC sont à préférer. Donc oui, je change un ARA2 pour un IEC.
      Je suis d’accord que les données observationnelles peuvent fournir d’importantes informations, mais les essais randomisés sont les seuls permettant de démontrer que le traitement est la cause de l’amélioration. Les études longitudinales aussi bien faites soient-elles ne peuvent en aucun cas prendre en compte l’ensemble des facteurs confondants (puisqu’on ne peut par définition ajuster que sur ceux que l’on connait).

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