Traitement diurétique de l’insuffisance cardiaque : physiologie et pharmacologie

Ce billet vient compléter le billet sur le traitement diurétique de l’insuffisance cardiaque. Le texte initial prenait trop d’ampleur pour y adjoindre ces informations, il m’a semblé plus pertinent d’en faire deux billets. Evidement, en creusant un peu le sujet, ce teste est lui aussi devenu conséquent, surtout quand il m’a paru pertinent d’ajouter une partie sur la physiologie rénale et les mécanismes sous-tendant la régulation de la réabsorption du sodium. Avec la validation de l’intérêt de l’acétazolamide dans la prise en charge de la congestion, nous disposons d’une large gamme de diurétiques permettant un blocage séquentiel du néphron, et je pense que les prochaines années verront poindre des réflexions sur l’adaptation plus fine du traitement diurétique, sur la base de la natriurie, de la chlorurie et/ou des fractions d’excrétion. D’autant plus que l’arrivée des gliflozines, et la recherche autour des mécanismes sous-tendant leur efficacité clinique, a remis au goût du jour (pour ne pas dire à la mode) cardiologique la physiologie rénale. L’occasion de perpétuer encore quelques années la rivalité cardio-rénale.

Physiologie rénale appliquée à l’insuffisance cardiaque

Evidemment, il est hors de question de faire un précis de physiologie rénale, ou de détailler l’ensemble des mécanismes par lesquels le rein régule les balances sodée et hydrique ; ce serait bien trop long (les mauvaises langues diront naturellement que c’est parce que les cardiologues ne peuvent pas comprendre quelques chose d’aussi complexe que le rein). Si vous souhaitez approfondir le sujet, outre n’importe quel traité de néphrologie, je vous conseille deux articles parus il y a presque dix ans dans Clinical Journal of the American Journal of Nephrology : l’un sur la réponse à l’acidose, l’autre sur la contrôle de la natriurèse. Si des néphrologues posent leurs yeux sur ce texte et ont des références d’article de synthèse plus récent, vous pouvez les laisser en commentaires pour l’édification du commun des mortels.

anatomie du néphron. Issu de unisciel.fr

L’équilibre du sodium est essentiel pour maintenir l’homéostasie cellulaire, réguler la pression artérielle et le volume sanguin, et contrôler l’équilibre hydrique. Héritage de nos ancêtres aquatiques, le sodium est librement filtré au niveau du glomérule, de sorte que l’évolution a vu la mise en place de mécanismes complexes et énergétiquement couteux pour assurer sa réabsorption. Dans les conditions normales, environ 99% du sodium filtré dans les glomérules rénaux est réabsorbé, tandis que seulement 1% est excrété dans l’urine. Toute augmentation ou diminution, même faible en valeur absolue, de l’excrétion sodée, pourra donc avoir des conséquences manifestes sur l’équilibre hydrosodé et l’état d’hydratation. Au delà des systèmes de cotransports et de pompes régissant le transport du sodium à travers le néphron, deux mécanismes – la balance glomérulotubulaire et le rétrocontrôle tubuloglomérulaire – permettent d’adapter la réabsorption sodée aux modification de la filtration glomérulaire.

Filtration glomérulaire

Effet du débit cardiaque sur le débit de filtration. D’après Wright

Le débit de filtration glomérulaire (DFG) est sous la dépendance de nombreux facteurs. La filtration dépend de la différence entre pression artérielle moyenne (PAM) et pression veineuse centrale, de sorte que les variations de tonus des artérioles afférentes et efférentes le maintiennent constant dans une large zone de variation de la PAM. Ces adaptations peuvent être dépassées dans l’insuffisance cardiaque (IC). L’activation sympathique entraine une vasoconstriction de l’artériole afférente, diminuant la perfusion glomérulaire. Le DFG baisse également en cas d’augmentation de la pression post-rénale, en particulier en cas d’augmentation de la pression veineuse centrale telle qu’elle est observée dans l’IC décompensée, facteur peut être encore plus déterminant que la baisse du débit cardiaque et la baisse de la PAM, ou du fait de la vasoconstriction de l’artériole efférente en raison de l’action de l’angiotensine 2.

La filtration rénale dépend de la différence des pressions hydrostatiques et des pressions oncotiques entre les capillaires pulmonaires et la capsule de Bowman. En cas d’expansion volumique, la différence de pression hydrostatique augmente, favorisant l’augmentation du débit de filtration. Toutes pressions hydrostatiques égales, lorsque le débit sanguin s’accroit, la pression oncotique capillaire moyenne décroit (le sang passant plus vite au contact des péricytes, le retrait par filtration – la fraction filtrée – d’un liquide aprotéique est moindre, donc la concentration en protéine augmente moins), ce qui diminue la force de rappel liquidienne vers le capillaire et entraine donc une augmentation du débit de filtration. Au contraire, quand le débit baisse (par exemple en cas d’IC ou en raison d’un traitement diurétique trop appuyé entrainent une hypovolémie efficace), le temps de transit capillaire est allongé, ce qui augmente la fraction filtrée. Ce mécanisme permet d’atténuer la baisse du DFG en cas de baisse du débit cardiaque, mais lorsque la fraction filtrée augmente trop, l’élévation de la pression oncotique capillaire entraine une baisse du débit de filtration en raison de la baisse du gradient de pression d’ultrafiltration et de l’augmentation de la force de rappel liquidienne vers le capillaire.

Variation de la fraction filtrée (FF) selon le flux sanguin rénal (RBF). D’après Verbrugge et al

Tube contourné proximal

Réabsorption passive de sodium dans le tube contourné proximal. D’après Verbrugge et al

Le tube contourné proximal réabsorbe 70% du sodium filtré par le glomérule. A ce niveau, 90% de l’entrée du sodium est couplée à la sortie de protons grâce à l’échangeur NHE3 apical, le reste étant assuré par des cotransporteurs (les fameux cotransporteur sodium-glucose (SGLT), Na/Phosphate, etc). Contrairement à la partie plus distale du néphron, les parois tubulaires sont ici perméables à l’eau, qui suit passivement les mouvements sodés, de sorte que la concentration tubulaire de sodium ne change que peu tout au long du tube contourné proximal.

Le sodium est ensuite échangé hors de la cellule tubulaire par une Na/K ATPase vers l’espace interstitiel avant de gagner le capillaire péritubulaire, en suivant les gradients de pressions hydrostatiques et oncotiques. Ce passage est régulé par la seule hémodynamique capillaire. A l’état normal, une faible portion du sodium interstitiel reflue vers la lumière tubulaire, de sorte que la fraction de sodium réabsorbée au niveau du tube contourné proximal est le résultat de la différence entre la réabsorption des différents cotransports et la fuite sodée, indépendamment de toute action du SRAA. Ainsi, du fait de la balance glomérulotubulaire, la fraction réabsorbée de sodium au niveau du tube proximal varie dans le même sens que le débit de filtration glomérulaire, évitant la perte sodée en cas d’augmentation de la filtration.

Dans l’IC cependant, et bien que la filtration glomérulaire soit abaissée, il existe une augmentation de la réabsorption sodée au niveau du tube proximal. L’augmentation de la pression oncotique capillaire (en raison de l’augmentation de la fraction filtrée au niveau du glomérule du fait de la baisse du débit rénal) et l’augmentation du drainage lymphatique en réponse à la congestion, stimulent la réabsorption de sodium et d’eau et diminuent la fuite sodée péricellulaire, augmentant la fraction totale de sodium réabsorbée.

Anse de Henlé et macula densa


Les changements aigus de concentration sodée provoquent une contre-régulation du RTG de sorte que le DFG et la teneur en sodium oscillent sans changement des valeurs moyennes. Les modifications chroniques provoquent l’adaptation du RTG en raison d’une altération de la sécrétion de rénine. D’après Schnermann

L’anse ascendante de Henlé rend compte de la réabsorption d’environ 25-30 % du chlorure de sodium filtré, par l’intermédiaire du cotransport Na-K-Cl (NaKCC2 – ce cotransport existe sous deux isoformes, la première étant assez ubiquitaire, la seconde purement rénale) et de NHE3. Environ 90% du sodium filtré aura donc été réabsorbé en amont de la macula densa. Du fait de son imperméabilité à l’eau, c’est dans la branche ascendante que débute la concentration ou la dilution de l’urine. Comme la réabsorption sodée augmente moins vite que le flux sodé à l’entré de l’anse, il existe une augmentation flux-dépendante de la concentration sodée à la sortie de l’anse de Henlé. Au contraire, plus la quantité de sodium arrivant à l’anse est faible (par exemple en raison d’une forte réabsorption proximale dans l’IC), plus la réabsorption liée à l’anse sera importante.

La partie distale de l’anse ascendante participe au rétrocontrôle tubuloglomérulaire (RTG). Par son contact avec l’artériole afférente au niveau de l’appareil juxtaglomérulaire, elle intervient dans la régulation du tonus musculaire lisse de l’artériole afférente. A court terme, l’augmentation de la concentration de sodium ou de chlore dans le tube contourné entraine une vasoconstriction de l’artériole afférente, protégeant le néphron de l’hyperfiltration (l’utilisation des diurétiques de l’anse permet de découpler l’effet vasoconstricteur de l’élévation de la concentration sodée – voir plus bas).

Au contraire, lorsque la macula densa détecte une baisse de la concentration de sodium et de chlorure dans le tube contourné, elle favorise à court terme la dilatation de l’artériole afférente afin de maintenir constante l’excrétion sodée. A plus long terme, les changements de concentration sodée modifient la sécrétion de rénine par les cellules granulaires et l’activation des systèmes rénine-angiotensine-aldostérone (SRAA) puis sympathique. La baisse de la concentration en sodium favorise la sécrétion de rénine ; comme l’angiotensine II et l’augmentation de l’activité sympathique stimulent les pompes Na/H+ et les Na/K ATPases des tubules rénaux, la réabsorption de sodium est favorisée.

Cette modulation du SRAA permet de réadapter la balance hydrosodée et d’éviter les modifications permanentes du DFG induites par les modulations de la vasoconstriction de l’artériole afférente. Dans l’IC, la baisse de la perfusion rénale et l’augmentation de la réabsorption sodée proximale entrainent une diminution de l’arrivée de sodium et de chlorure au niveau de la macula densa, ce qui initie un cercle vicieux d’activation du SRAA.

Tube contourné distal et au-delà

La partie distale du néphron ne participe que pour 5 à 10% de la réabsorption de sodium, ce qui, compte tenu de quantité de sodium filtrée quotidiennement au niveau glomérulaire, représente tout de même 50 g de sodium réabsorbé à ce niveau. C’est la partie la plus régulée, du fait de l’action de l’aldostérone et de l’hormone anti-diurétique. En pratique, les différents systèmes de transports et de régulation situés jusqu’à la macula densa assurent une concentration sodée constante tout au long du tubule, l’adaptation aux besoins ayant lieu dans le tube contourné distal et au delà. Dans l’IC, notamment dans les formes avancées, la part de sodium atteignant le tube collecteur est faible en raison de l’intense réabsorption qui a lieu en amont de la macula densa. L’activation du RTG explique l’hyperaldostéronisme secondaire alors observé malgré un traitement bien conduit.

Les récepteurs aux peptides natriurétiques responsables de leur action natriurétiques sont présents tout au long du néphron mais sont majoritairement présents au niveau du tube contourné distal. Comme la portion de sodium atteignant le tube contourné distal est faible, on peut éventuellement y voir une explication à la moindre efficacité du sacubtril (qui augmente la concentration en BNP) dans les formes sévères d’insuffisance cardiaque (contrairement à ce que certains avancent parfois – j’en parle dans ce billet), ou l’échec des peptides natriurétiques recombinants.

Pharmacologie des diurétiques

Sites et mode d’action et effets sur la réabsorption du sodium dans le néphron de différents diurétiques. D’après Mullens et al.

Diurétiques de l’anse

Les diurétiques de l’anse (furosémide, bumétanide, torsémide) circulent liés aux protéines (>90%) et pénètrent dans le liquide tubulaire non par filtration glomérulaire, mais plutôt par sécrétion à travers les cellules tubulaires proximales. Cette sécrétion active nécessaire à la fixation au site d’action explique pour une part le besoin d’augmenter les doses en cas de mauvaise perfusion rénale (comme dans l’insuffisance rénale ou l’IC). Par ailleurs, la liaison protéique est nécessaire à la sécrétion tubulaire ; une hypoprotidémie peut entraîner une diminution de la sécrétion de diurétiques de l’anse. La biodisponibilité du furosémide par voie orale est soumise à de nombreuses variations inter- et intra individuelles et varie entre 10 et 100%.

Sa pharmacocinétique par voie orale est limitée par la vitesse d’absorption intestinale : l’alimentation retarde et ralenti l’absorption intestinale, et réduit le pic de concentration (important pour l’effet diurétique) avec une biodisponibilité orale pouvant chuter à moins de 40%. Bien que l’œdème intestinal et le faible débit sanguin duodénal n’affectent généralement pas la biodisponibilité orale, ils ralentissent l’absorption, réduisant les concentrations plasmatiques maximales et contribuant à la résistance aux diurétiques. Ceci explique aussi les recommandations de privilégier la voie intraveineuse en cas de congestion importante, notamment pour le furosémide. Le bumétanide et le torsémide ont une biodisponibilité orale plus élevée et plus constante que le furosémide (> 90 %), et ils n’ont pas de cinétique d’absorption limitée par voie orale, ce qui rend les doses orales et intraveineuses similaires. En revanche, la dose de furosémide par voie IV est équivalente à deux fois la dose par voie orale (20 mg de furosémide IV correspond à 40 mg par voie orale).

Les diurétiques de l’anse agissent – comme leur nom l’indique – au niveau de la branche ascendante de l’anse Henlé, où ils entrent en compétition avec les ions chlore pour se fixer sur le cotransport NaKCC2. Comme le cotransport ne fonctionne que lorsque tous les ions sont fixés, le blocage de NaKCC2 par les diurétiques de l’anse diminue la réabsorption de sodium, de potassium et de chlore dans la branche ascendante. Ceci entraine une augmentation de l’osmolalité du liquide du tube collecteur et une baisse de l’osmolalité de la médullaire rénale. Le gradient osmotique diminue la réabsorption d’eau via les aquaporines dans le tube collecteur : c’est la base de l’effet diurétique.

Outre la perte de potassium liée à l’inhibition de NKCC2, l‘élimination du potassium est également augmentée en distalité en raison de l’échange de sodium et de potassium avec le liquide tubulaire, expliquant l’hypokaliémie. Notons ici que plus l’arrivée de sodium dans le tube contourné distal est importante, plus l’excrétion de potassium est favorisée, ce qui explique que le risque d’hypokaliémie augmente en parallèle de l’importance des apports sodés oraux (régime insuffisamment désodé, comprimés effervescents, … ).

Si ce transporteur réabsorbe jusqu’à 25 % du sodium filtré, les diurétiques de l’anse n’augmentent pas l’excrétion de sodium autant que l’inhibition de NaKCC2 le laisse prévoir. L’excrétion nette de sodium reflète l’équilibre entre inhibition de la réabsorption au niveau de l’anse, et stimulation de la réabsorption distale et proximale. Lorsque le volume de liquide extracellulaire diminue, la réponse natriurétique à chaque dose de diurétique diminue (phénomène de freination). Son mécanisme n’est pas clair. Il impliquerait d’une part l’activation du système nerveux sympathique et du SRAA, que ce soit via le RTG (en diminuant la réabsorption de sodium et de chlore, les diurétiques simulent une baisse des apports sodés au niveau de la macula densa) ou via la libération d’aldostérone (qui régule les canaux ENaC – voir plus bas) en réponse à l’hypovolémie (la réabsorption du sodium augmente à mesure que le volume d’eau corporelle diminue sous traitement diurétique). Le remodelage du néphron (hypertrophie du néphron distal, comme discuté ci-dessous), et/ou l’épuisement du volume de fluide extracellulaire lui-même sont d’autres explications possibles. Notons que si le RTG participe probablement à moyen terme à la résistance aux diurétiques via l’activation de la sécrétion de rénine, à court terme, le blocage de la réabsorption sodée via l’inhibition de NKCC2 permet d’éviter une vasoconstriction de l’artériole afférente et une baisse du DFG en dépit de l’augmentation du sodium tubulaire.

Pharmacocinétique et pharmacodynamie des diurétiques de l’anse (d’après Ellison et al)

L’effet des diurétiques de l’anse est soumis à une effet « seuil », ou plutôt à un effet « plafond » : au delà d’une certaine dose, l’efficacité natriurétique plafonne (n’augmente plus). Ce plafond serait d’environ 200 mg à 400 mg selon la sévérité de l’insuffisance rénale. Le plafond est bien plus variable en cas d’IC, mais semble parfois très bas (80 à 100 mg). L’excrétion sodée urinaire de chlorure de sodium augmente pendant plusieurs heures après une dose de diurétique de l’anse, puis est ensuite suivie d’une période de natriurèse très faible (rétention sodée post diurétique). L’augmentation de la dose au-dessus du « plafond » peut tout de même entrainer une augmentation de la natriurèse totale en augmentant le temps pendant lequel la concentration du diurétique dépasse le seuil natriurétique. De même, plusieurs administrations peuvent provoquer une natriurèse supplémentaire, car elles augmentent la durée passée au-dessus du seuil natriurétique et diminuent la rétention sodée post-diurétique. Enfin, si l’apport alimentaire en sodium est élevé, la rétention de sodium post-diurétique compensera la natriurèse initiale, surtout si l’intervalle entre les prises est long, et la diminution des apports sodés peut alors rétablir la balance sodée négative.

Diurétiques thiazidiques

mécanisme de l’action synergique entre diurétiques de l’anse et diurétiques thiazidiques (d’après Brater al)

L’administration de diurétique de l’anse entraine une augmentation du volume cellulaire (hypertrophie), de la surface luminale et basolatérale et de la densité mitochondriale du tube contourné distal, dès la première semaine de traitement, ce qui favorise la réabsorption du sodium donc la baisse de la natriurèse. C’est un mécanisme majeur de genèse de la résistance aux diurétiques de l’anse (voir aussi cet article), qui explique l’intérêt d’associer dans ces cas un diurétique thiazidique. En effet, les diurétiques thiazidiques et de type thiazidique (indapamide par exemple) bloquent le co-transporteur de chlorure de sodium (NCC) dans la partie initiale le tubule contourné distal. Les NCC laissent place dans la partie distale du tube contourné aux canaux épithéliaux sodés (ENaC, epithelial Na chanel) sur lesquels agit l’amiloride. Le remodelage des cellules se poursuit d’ailleurs dans le tube collecteur en cas d’utilisation chronique de diurétique de l’anse.

Chez les individus en bonne santé, l’effet diurétique maximal d’un diurétique thiazidique atteint seulement 30 à 40 % de l’effet d’un diurétique de l’anse. Comme les diurétiques de l’anse, les thiazides sont liés aux protéines et nécessitent un débit sanguin rénal adéquat pour être sécrétés dans les tubules. Pour autant, contrairement à ce qui a été beaucoup dit, des publications récentes montrent que les thiazides gardent une efficacité chez les patients ayant un taux de filtration glomérulaire réduit (< 30 ml/min).

Acétazolamide

Réabsorption du bicarbonate dans le tube proximal. D’après Curthoys et Moe.

Au niveau du tube contourné proximal, le bicarbonate filtré rencontre les ions H+ sécrétés par l’échangeur NHE3 (Na/H exchanger isoform 3), pour former de l’acide carbonique (H2CO3). L’anhydrase carbonique tubulaire catalyse la transformation de l’acide carbonique en eau et en CO2, qui diffusent plus facilement dans les cellules tubulaires. Dans les cellules, l’acide carbonique qui se reforme à partir de l’eau et du CO2, est à nouveau lysé en ions H+ qui serviront à réalimenter NHE3, et en bicarbonate qui sera excrété avec un ion sodium dans la circulation sanguine.

L’acétazolamide inhibe l’anhydrase carbonique. Sa biodisponibilité orale dépasse les 70%, et sa demi-vie est de 4 à 6 heures, ce qui impose deux, voire trois prises orales par jour. Par son action, elle ralenti la transformation de l’acide carbonique en eau et en CO2, et donc la réabsorption de bicarbonates, entrainant une acidose métabolique (qui n’a cependant pas été observée dans ADVOR – voir ma réponse à un commentaire sous ce billet) (pour être complet, certains estiment que l’acidose métabolique est moins la conséquence de la non-réabsorption de bicarbonates que de la non-excrétion des ions chlorures ; je me garderai bien de trancher cette question). Cela n’explique cependant pas les effets diurétique et natriurétique de l’acétazolamide observé en cas d’état congestif, jamais clairement expliqués dans les récentes publications. Pour autant que je puisse en juger, en l’absence d’anhydrase carbonique, les protons normalement utilisés par NHE3 pour réabsorber le sodium ne seraient pas régénérés (c’est normalement le rôle de l’anhydrase carbonique cellulaire), ce qui bloque la réabsorption sodée.

La réabsorption sodée dans le tube contourné proximal participe de NHE3 pour plus des deux tiers (en comparaison, la part de SGLT dans la réabsorption sodée ne dépasse pas 5% de ce qui est réabsorbé au niveau proximal) et l’activité et l’expression de NEH3 augmentent en contexte d’insuffisance cardiaque, participant à l’installation de la congestion. Cette surexpression pourrait expliquer la différence d’efficacité de l’acétazolamide entre patients présentant une IC et sujets sains.

Dans la mesure où l’insuffisance cardiaque est caractérisée par une réabsorption sodée proximale prédominante, l’utilisation d’un diurétique ciblant cette partie du néphron semble logique, et explique l’étude ADVOR. Il a été montré il y a bientôt 40 ans que les inhibiteurs de l’anhydrase carbonique entrainent une activation du RTG. En majorant l’apport en sodium et en chlore à la macula densa, l’utilisation d’acétazolamide pourrait diminuer l’activité du SRAA, contrairement aux diurétiques de l’anse. Par ailleurs, si l’activité des cotransports NKCC2 de l’anse de Henlé augmente en cas de majoration de la concentration de sodium tubulaire, elle ne la compense pas ; au contraire, plus l’augmentation de concentration est importante, plus faible est l’augmentation de la réabsorption.

Pour être complet, le tube contourné distal exprime également un isoforme de NHE, NHE2, qui participe à la réabsorption du bicarbonate via l’action de l’anhydrase carbonique. L’acétazolamide a donc également une action natriurétique au niveau du tube contourné distal. Cette action est néanmoins minime puisque NHE2 ne participerait que pour 10% de la réabsorption sodée au niveau distal, la majeure partie participant de l’action d’ENaC.

Gliflozines (inhibiteurs du SGLT2)

Les gliflozines inhibent le cotransport sodium–glucose 2 ( SGLT2) responsable de la réabsorption de plus de 90% du glucose filtré par le rein (les quelques pourcents restant sont réabsorbés par le SGLT1 – également inhibé par la sotagliflozine – récepteur de plus haute affinité mais de plus faible capacité que le SGLT2). La prise de gliflozine entraine comme attendu une augmentation de la glucosurie dès les premières heures suivant la prise, qui se maintient au cours du temps, et d’autant plus importante que le DFG est haut. Cette glycosurie ne semble pas entrainer de diurèse osmotique significative, peut-être en raison de l’action distale de l’hormone anti-diurétique via les transporteurs UT-A1.

La réabsorption du glucose est couplée à la réabsorption du sodium, énergétiquement entraînée par un potentiel électrochimique généré par la Na/K-ATPase basolatérale, mais le SGLT2 ne contribue que pour moins de 5% du sodium réabsorbé par le tube contourné proximal. Au contraire de la glycosurie, si la natriurèse augmente dans les heures suivant la prise de gliflozine, elle s’atténue par la suite (sans forcément se normaliser complètement par rapport à un placébo). Cette atténuation pourrait être la conséquence d’une action de l’aldostérone dans le tube contourné distal et/ou de la réabsorption sodée au niveau de la branche ascendante de l’anse de Henlé par le cotransport NaKCC en réponse à l’arrivée du sodium non réabsorbé au niveau proximal. La conséquence est que la natriurèse obtenue par la prise aiguë de gliflozine est tout à fait modeste et que l’association gliflozine + diurétique de l’anse ne fait pas mieux qu’un diurétique de l’anse seul à court terme. Après une à deux semaines cependant, il semble que l’association diurétique de l’anse + gliflozine permette d’augmenter la natriurèse en comparaison de l’effet isolé de chacune des molécules, en luttant contre les adaptations néphroniques au traitement chronique, alors que la natriurèse après plusieurs jours de traitement isolé par gliflozine n’est pas différente d’un placebo. Pour autant, en pratique clinique et sur le long terme, l’adjonction de gliflozine au traitement de l’insuffisance cardiaque n’est majoritairement pas associée à une baisse des doses de diurétiques.

Il y a là peut-être une explication physiologique à l’absence d’effet des gliflozines données en traitement aigu en cas d’insuffisance cardiaque congestive décompensée. On a vu dans l’étude EMPA-RESPONSE-AHF que l’effet diurétique aigu semble modeste et sans traduction clinique patente. Le tout récent essai DAPA-RESIST confirme cette absence de réelle efficacité diurétique à court terme. Certains auteurs suggèrent qu’il existerait une interaction directe entre SGLT2 et NEH3 qui pourrait favoriser la réabsorption sodée en cas d’hyperactivité du SGLT2, et que l’inhibition du SGLT2 s’accompagnerait d’une limitation de l’activité du NEH3, mais cette hypothèse n’a – à ma connaissance – pas été validée au plan fondamental et me semble infirmée par les données cliniques.

Le point positif à plus long terme est que l’augmentation du sodium urinaire arrivant à la macula densa du fait de l’inhibition du SGLT2 évite l’activation chronique du SRAA telle qu’elle est observée sous traitement par diurétique de l’anse, du fait de l’action du RTG (voir notamment les articles de Griffin et al et Wilcox et al déjà mentionnés plus avant) . Il est possible que la baisse du DFG observé sous gliflozine soit justement une adaptation via le RTG à l’augmentation du sodium au niveau de la macula densa.

Le mécanisme par lequel ces molécules entrainent un bénéfice sur les évènements cliniques chez les patients diabétiques, insuffisants cardiaques et/ou insuffisants rénaux n’est pas évident encore à ce jour. Une des hypothèses est que les inhibiteurs du SGLT2 entrainent une contraction volumique secondaire à la glycosurie et à la natriurèse, entraînant une réduction de la précharge et de la postcharge cardiaques. Ceci expliquerait le bénéfice de ces molécules dans l’IC, mais semble en fait discutable compte tenu des données présentées précédemment. Cependant, malgré l’absence d’augmentation de la natriurèse, la prise de gliflozine peut s’accompagner de légères perte pondérale et diminution du volume sanguin, et d’une baisse du volume interstitiel. Bien que – à ma connaissance – il n’y ait pas d’explication pour cette diminution du volume interstitiel, elle pourrait expliquer le bénéfice en traitement de fond sur la prévention des décompensations cardiaque, et participer de la régulation du pool hydrosodé extravasculaire. On sort là du champs de ce billet et je ne m’étendrais pas ici sur ce sujet, mais vous pouvez lire notamment ce papier.

Antagonistes des récepteurs minéralocorticoïdes

Le récepteur minéralocorticoïde, sur lequel agissent aldostérone et spironolactone, est un facteur de transcription nucléaire activé par de multiples ligands et exprimé dans le tractus intestinal, le cœur, le cerveau, les reins, les cellules immunitaires ou l’endothélium vasculaire. L’affinité pour le récepteur minéralocorticoïde du cortisol, de la progestérone (antagoniste du récepteur), ou de l’aldostérone est similaire. Dans de nombreuses cellules, l’enzyme 11-bêta-HSD2 convertit le cortisol en métabolite inactif, évitant la stimulation du récepteur. C’est notamment le cas au niveau rénal, où la rétention hydrosodée des traitements corticoïdes est liée au dépassement de cette capacité d’inhibition, laissant les corticoïdes exogènes stimuler les récepteurs minéralocorticoïdes rénaux. La glycyrrhizine est un inhibiteur de la 11-béta-HSD2, expliquant l’hypertension induite par le prise de réglisse.

Au niveau des cellules épithéliales rénales, l’activation du récepteur minéralocorticoïde (par l’aldostérone, les corticoïdes) entraine l’augmentation de l’expression du canal ENaC en surface des cellules tubulaires rénales. ENaC forme un canal à travers la membrane des cellules épithéliales, permettant le passage sélectif des ions sodium de la lumière tubulaire vers l’intérieur des cellules. Le sodium est ensuite extrait des cellules par une Na/K ATPase, qui maintient une concentration intracellulaire basse en sodium, ce qui crée un gradient favorable à la réabsorption continue du sodium par ENaC. La spironolactone, en diminuant l’expression d’ENaC, empêche la réabsorption sodée et entraine une baisse de l’activité de la Na/K ATPase, expliquant l’hyperkaliémie.

L’augmentation de la transcription met plusieurs heures à plusieurs jours à se traduire en un effet clinique. Pour mémoire, et bien que cela sorte du cadre de ce billet, au niveau des cellules non-épithéliales (notamment cardiaque) l’activation du récepteur minéralocorticoïde est associée à une stimulation du remodelage concentrique, de l’inflammation et de la fibrose, expliquant l’effet bénéfique de la spironolactone en traitement de fond de l’IC à FEVG altérée (voir l’étude RALES). La spironolactone n’est donc certainement pas un « simple » diurétique. Les effets indésirables généraux (gynécomastie plus ou moins douloureuses, dysfonction érectile, dysménorrhée) sont liés à la présence dans la molécule de spironolactone, d’éléments structurels de la progestérone dont celle-là est issue, entrainant sa fixation sur les récepteurs aux androgènes ou à la progestérone.

L’éplérénone a une spécificité supérieure pour le récepteur minéralocorticoïde, permettant de diminuer les effets secondaires endocriniens (au prix d’une affinité moindre, qui ne semble pas avoir de retentissement clinique en traitement chronique). Sa demi-vie est plus courte que celle de la spironolactone (4-6 h pour l’éplérénone contre 15 heures pour la spironolactone), notamment parce que les métabolites de l’éplérénone sont inactifs, au contraire de ceux de la spironolactone. Cette demi-vie courte pourrait justifier une double prise quotidienne, bien qu’il semble que l’activité anti-minéralocorticoïde – tout du moins en terme de réponse diurétique – atteigne tout de même 12 heures. Ses effets en traitement de fond de l’IC ont été démontrés dans les essais EPHESUS (post-infarctus) et EMPHASIS-HF, mais à ma connaissance elle n’est pas utilisée pour le blocage néphronique séquentiel.

Conclusion

L’IC est donc caractérisée par une importante réabsorption sodée rénale en dépit de l’expansion hydrosodée. Baisse de la fraction filtrée glomérulaire, augmentation de la fraction de réabsorption proximale, activation du RTG, stimulation du SRAA sont autant de cibles thérapeutiques pour prendre en charge les tableaux congestifs, surtout que les différentes boucles de rétrocontrôle favorisent l’échappement au traitement. Une connaissance précise des mécanismes en jeu permet de réfléchir à une prise en charge plus adaptée aux différents patients.

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